Amertume et système de détoxification : deux protections de l’organisme contre les substances toxiques
Deux stratégies de défense aident les organismes vivants à faire face aux substances toxiques dans les aliments : les détoxifier après ingestion ou éviter de les ingérer. Pour mieux comprendre leur interaction, le projet BitterTox étudie à grande échelle l’amertume et la toxicité de xénobiotiques chez la drosophile.
Comment le système gustatif s’adapte-t-il aux substances toxiques et interagit-il avec le système de détoxification ? Depuis l’origine de la vie, les organismes doivent faire face aux xénobiotiques – des corps étrangers produits par d'autres organismes - utilisés pour se défendre ou pour maîtriser leurs proies. L’adaptation à ces xénobiotiques peut notamment se faire par le développement d’enzymes de détoxification, à l’instar de certains insectes qui deviennent résistants aux pesticides. Un autre moyen de protection passe par les récepteurs gustatifs avec la détection de l’amertume, qui induit un rejet et évite donc d’ingérer des substances potentiellement toxiques.
Pour mieux comprendre l’interaction de ces deux moyens de défense, le projet BitterTox étudie à grande échelle l’amertume et la toxicité de xénobiotiques chez la drosophile, une petite mouche utilisée dans de nombreuses études scientifiques car son génome a déjà été grandement étudié. Ce projet est financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), dont l’objectif est de soutenir l’excellence de la recherche et l’innovation française sur le plan national, européen et international. BitterTox est mené au laboratoire CNRS EGCE1 , en collaboration avec des scientifiques des laboratoires CNRS I2BC2 et IEES3 .
« Les gènes qui permettent de détecter l’amertume sont des récepteurs gustatifs, et les gènes qui permettent de détoxifier produisent des enzymes de détoxification, qui modifient ou désactivent des produits ingérés, détaille Frédéric Marion-Poll, enseignant-chercheur AgroParisTech au laboratoire EGCE et coordinateur du projet BitterTox. Alors que les récepteurs gustatifs interagissent avec les molécules dans les aliments avant leur digestion, les enzymes de détoxification interagissent avec les aliments une fois qu’ils ont été assimilés. Entre temps, les molécules toxiques ont pu être transformées. Donc, d’un point de vue chimique, ce qui fait qu’une substance est amère n’est pas ce qui fait que cette substance est toxique. »
200 lignées de drosophiles dont l’ADN a été séquencé
L’objectif de BitterTox est de déterminer si ces deux ensembles de gènes co-varient. Pour cela, les recherches s’appuient sur un ensemble de 200 lignées iso-femelles de drosophiles dont l’ADN a été complètement séquencé, établies par un laboratoire au États Unis et provenant d’une population naturelle. « On est en train de caractériser la variabilité de la sensibilité gustative et la sensibilité à des substances toxiques d’autant de lignées que possible », explique Frédéric Marion-Poll, à propos de cette approche de génétique des populations. L’intérêt de cet outil est de permettre de faire des corrélations entre la variabilité observée et les différentes versions des gènes portés par ces lignées.
Afin de tester l’amertume, les chercheurs impliqués dans BitterTox ont mis au point un test comportemental à haut débit permettant d’évaluer l’aversion alimentaire induite par des composés amers mélangés à des solutions sucrées. La toxicité de ces composés, quant à elle, est évaluée en mesurant la survie des mouches en fonction de la présence ou non de ces substances dans leur milieu alimentaire. Ces recherches font apparaître une grande variabilité des réponses à l’amertume et à la toxicité, ces deux paramètres étant rarement corrélés entre eux.
Jusqu’ici, l’équipe a caractérisé la variabilité génétique d’une centaine de lignées en réponse à la caféine et à la L-canavanine. La caféine et la L-canavanine sont des molécules naturelles produites par des plantes comme les caféiers ou que l’on trouve dans des graines de légumineuses. « On les a choisies parce que ces deux substances ont des modes d’action différents, à la fois au niveau sensoriel et au niveau toxicité, résume le scientifique d’EGCE. Par ailleurs, un certain nombre de gènes candidats sont déjà connus, ce qui va nous permettre de valider cette approche statistique ».
Des premiers résultats commencent à apparaître. « L’analyse que nous menons actuellement suggère que les gènes qui expliquent les modifications de sensibilité à ces deux produits ne sont pas forcément les gènes que la physiologie avait déduits, indique le chercheur. Par exemple, la littérature nous dit que le gène gustatif Gr66a est essentiel pour la détection de la caféine. Sauf que dans l’échantillon de souches que nous avons testées, la variabilité de ce gène n’explique pas les changements de sensibilité gustative à la caféine. Par contre, d’autres gènes, gustatifs ou non, expliquent bien cette sensibilité. »
Pour valider le rôle de ces gènes repérés pour leur association entre un phénotype et leur poids statistique, l’équipe de scientifiques va chercher à observer si en mutant ces gènes, qui sont normalement fonctionnels pour les rendre non-fonctionnels, les drosophiles perdent la capacité de détecter la caféine ou deviennent plus sensibles à la caféine d’un point de vue toxicologique.
« Nos résultats confirment que la sensibilité gustative dépend d’un ensemble de gènes différents de ceux qui sont liés à la détoxification mais nous ne savons toujours pas s’ils sont co-régulés, ajoute Frédéric Marion-Poll. En tout cas, les gènes qui permettent de détecter la caféine ne sont pas les mêmes que ceux qui permettent de détecter la L-canavanine. Il en est de-même pour la toxicité. »
Les résultats à venir du projet BitterTox pourraient poser les premiers jalons d’une nouvelle approche dans la protection des cultures, qui consisterait à associer des substances amères avec des substances à effet insecticide afin de les rendre plus durables à l’égard des insectes nuisibles et moins dangereuses pour les espèces utiles.