Prendre du recul pour mieux zoomer sur les organismes fixateurs d’azote dans l’océan global
Alors que l’attention est actuellement plutôt fixée sur le carbone du fait du rôle du CO2 dans le dérèglement climatique, il ne faut pas perdre de vue l’azote. Comme le carbone, l’azote est l’un des composants principaux des organismes vivants (on le trouve dans l’ADN, les protéines, etc). C’est aussi l’un des composants les plus importants pouvant limiter la croissance des plantes terrestres et du phytoplancton (les organismes aquatiques microscopiques responsables de près de la moitié de la photosynthèse sur Terre). Cela peut être surprenant, alors que l’azote gazeux, sous forme de di-azote (N2) constitue près de 80 % de l’atmosphère. Cependant, N2 est très stable et résistant aux réactions chimiques, et par conséquent est difficilement assimilable par les organismes vivants. C’est la raison pour laquelle le groupe restreint, mais très divers, de microbes capables de « fixer » le N2 atmosphérique sous une forme assimilable par les autres organismes est si crucial pour l’écosystème Terrestre, en jouant le rôle de « fertilisants » naturels.
Ces organismes fixateurs d’azote, aussi appelés diazotrophes, couvrent quelques groupes de Bactéries ou d‘Archées. Sur terre, plus de 90 % de la fixation d’azote est assurée par des Bactéries vivant en symbiose avec divers groupes de plantes (légumes ou autres). De nombreux environnements terrestres sont bien caractérisés du fait de leur importance vitale pour l’agriculture, mais la quantité d’azote fixé dans les océans est au moins aussi importante que celle sur terre. Les diazotrophes marins couvrent plus de 3 ordres de grandeur de taille (du micron au millimètre), notamment du fait de leurs modes de vie variés : cellules isolées, agrégats cellulaires, colonies ou associations symbiotiques. Cela complique notre capacité à les échantillonner et à les séparer des autres communautés microbiennes souvent beaucoup plus abondantes (à l‘exception de certaines proliférations localisées et saisonnières de diazotrophes). En outre, notre capacité à observer et étudier la diversité, l’activité et la distribution des diazotrophes marins se confronte à la vastitude de l’océan. « C’est là que le projet Tara Océans, basé sur l’échantillonnage, à une échelle jusque là sans précédent, des communautés planctoniques marines à travers les océans du monde, entre en jeu », note Chris Bowler, chercheur CNRS à l’Institut de Biologie de l’École Normale Supérieure (IBENS) à Paris, co-auteur d’une étude récente publiée dans la revue Nature Communications qui explore la distribution des fixateurs d’azote à l’échelle globale.
De son départ en septembre 2009 à son retour en décembre 2013, la goélette scientifique Tara a navigué plus de 140,000 km en 38 mois parmi les principales régions océaniques, collectant systématiquement et les paramètres environnementaux et des échantillons de plancton allant du micron au millimètre pour plus de 200 localisations différentes. Pour chaque station, des échantillons d’ADN ont été prélevés aussi bien en surface qu’à plusieurs profondeurs (200 et 1000 mètres), et, pour certaines d’entre elles, des corpus d’images de microscopie. Grace à l’utilisation d’outils de prédiction basés sur de l’apprentissage machine pour analyser plus de 2 millions d’images, et combinée à l’analyse de plus de 30 terabases de données de séquence ADN, une meilleure vision globale de l’abondance, de la diversité et de la distribution des fixateurs d’azote est publiée par Juan Pierella Karlusich et ses collègues en France (CNRS, ENS, CEA, Université Paris Saclay, Sorbonne Université), Allemagne (EMBL), Espagne (CSIC) et Suède (Stockholm University).
Eric Pelletier, co-auteur de cette étude, chercheur CEA à l'unité Génomique Métabolique (GM - CNRS/CEA/Univ. d'Evry) commente « C’est l’une des toute première étude à grande échelle où des données omiques (c’est à dire l’information sur les génomes) et d’imagerie (la forme, la taille et l’aspect) d’organismes microbiens non cultivés sont combinées, ouvrant une nouvelle ère dans les études environnementales ». Rachel Forster, co-auteure de l’Université de Stockholm, ajoute « J’ai été réellement surprise de voir à quel point les images prédisent les gènes, et les gènes prédisent les images. Les organismes planctoniques sont éparpillés, et échantillonner un lot précis est difficile. Ces jeux de données d’imagerie haut-débit ont été essentiels pour nos travaux. Nous acquérons beaucoup de connaissance sur l‘écologie de ces population importantes d’un point de vue biogéochimique. Notre approche peut être adaptée à de nombreuses autres communautés ».
Parmi les découvertes importantes de cette étude l’une est la détection de nouveau « points chauds » au sein de régions océaniques peu étudiées, où les organismes diazotrophes semblent s’associer. Le plus inattendu est la découverte de fixateurs d’azote « ultra petits » (moins de 0,2 µm). Selon Juan Pierela Karlusich, l’auteur principal, de l’IBENS (CNRS/ENS-PSL/Inserm), « ces résultats feront avancer ce domaine d’étude en mettant en lumière ces nouvelles régions très actives et ces nouveaux types d’organismes diazotrophes ».
Ce travail constitue une preuve de concept que l’analyse intégrée de données moléculaires et de données d’imagerie peut aboutir à une exploration plus précise des organismes microbiens marins. Sachant que l’azote est un élément clef de la dynamique planctonique et, par conséquent, des cycles biogéochimiques et du climat, cette étude fournit aussi d’importantes informations pour améliorer notre compréhension du système Terre sous le coup des changements anthropogéniques.
Pour en savoir plus :
Global distribution patterns of marine nitrogen-fixers by imaging and molecular methods
Juan José Pierella Karlusich, Eric Pelletier, Fabien Lombard, Madeline Carsique, Etienne Dvorak, Sébastien Colin, Marc Picheral, Francisco M. Cornejo-Castillo, Silvia G. Acinas, Rainer Pepperkok, Eric Karsenti, Colomban de Vargas, Patrick Wincker, Chris Bowler, Rachel A Foster
https://www.nature.com/articles/s41467-021-24299-y