Peut-on réimaginer notre rapport à l’environnement ?

Les représentations sociales et le système économique jouent un rôle déterminant dans nos comportements, notamment en ce qui touche à l’écologie. Bruno Villalba, professeur des universités AgroParistech et membre du laboratoire Printemps1, nous livre ses réflexions sur ce sujet suite à ses recherches en science sociales.

Pouvez-vous nous donner le contexte de vos travaux autour de l’écologie dans le champ politique ?

L’écologie politique se présente comme la 5e grande idéologie de la Modernité2. Elle a une portée critique importante sur les conséquences du développement de nos sociétés industrielles. Elle s’appuie sur une approche interdisciplinaire pour établir ce constat (sciences du vivant, mais aussi géographie, économie, histoire…). Elle a aussi une dimension sociale importante (notamment dans la justice vis-à-vis des pays du Sud – le tiers-mondisme des années 1970). Mais c’est une proposition politique qui a du mal à être au centre du débat politique, car elle revisite des éléments structurants de l’organisation de la démocratie. De plus, elle est une proposition politique compliquée à construire car elle interroge nos cadres individuels de réflexions et de comportements. 

Par exemple, nous sommes tous d’accord pour réduire nos émissions de CO2, mais dès lors que cela interroge l’autonomie de notre pouvoir d’achat, on voit les tensions apparaître. L’écologie impacte également la justice et l’égalité : est-il juste que chacun puisse contrôler et choisir son ou ses modes de déplacement, indépendamment de ses effets sur le climat ou la biodiversité ? Une des questions au cœur de mes travaux est la question de la limite de notre société telle qu’elle est construite aujourd’hui sans prendre en compte l’effet sur la planète. 

Comment pensez-vous l’avenir de l’écologie politique dans notre société ?

Actuellement, l’un des chantiers les plus important pour l’écologie politique est de produire de nouveaux imaginaires (c’était déjà au cœur du projet politique de Cornélius Castoriadis par exemple, dès le milieu des années 1960). C’est réinterroger les standards de nos modes de vie actuels, qui ont été “naturalisés” (rendus évident) : le confort se confond avec la prospérité matérielle dans nos esprits, et la sobriété est associée à des renoncements. Nombres de nos comportements s’imposent comme des évidences : la consommation généralisée (alimentation, loisirs, mobilité…) est la norme. Ce qui était au départ une construction sociale du “bonheur” pour servir le capitalisme est devenu aujourd’hui une réalité (inégalement partagée…), au point que ne pas y accéder vous conduit à un déclassement social. 

Changer cette vision des choses se heurte à plusieurs problèmes. Tout d’abord cela perturbe les rapports de domination, car dans notre société plus vous possédez de choses et de biens, plus votre amplitude est grande pour accomplir vos désirs… Tout cela témoigne de votre place dans l’échelle de la domination sociale et économique. La consommation ostentatoire ne témoigne pas simplement des inégalités de richesse, des concentrations injustifiables aux mains d’une poignée d’humains ; elle illustre surtout la déconnexion d’un système productif, économique et politique qui valorise ce comportement, en promettant que chacun pourra à son tour en bénéficier.  Un des freins principaux à notre changement de comportement c’est justement de construire un autre imaginaire aussi puissant, qui pourra répondre aux injonctions permanentes du consumérisme… Les villes sont des lieux clos où nous sommes incités à consommer dans tous les espaces. Avec le capitalisme, l’imaginaire est réduit à sa dimension de consommation : la liberté, c’est l’usage sans limite de la voiture, de l’avion... Changer ces représentations mentales est donc forcément ardu. Nous sommes immergés en permanence à cet impératif de production et de consommation, tout en minimisant la destruction du monde que cela produit. Alors qu’il nous faudrait passer à des politiques de sobriété3.

Dans ce cas, quelles seraient les pistes pour changer notre rapport aux biens matériels ? 

C’est évidemment complexe, car l’écologie est intimement liée au système économique ainsi qu’au régime démocratique, et il faut réfléchir en flux globaux. C’est impossible de concilier le renoncement au consumérisme en vivant en ZAD tout en relançant le pouvoir d’achat pour maintenir notre société dans un régime de “croissance” et de “progrès” qui continue à promettre l’abondance pour tous (et à l’échelle mondiale). 

L’écologie politique, en ce qu’elle insiste sur les conséquences réelles plutôt que sur l’illusion d’une abondance à venir, nous obligera à penser au collectif avant de penser à l’individu. Nous nous heurtons depuis une décennie aux limites planétaires en termes de ressources, de biodiversité, de climat... On doit évaluer sérieusement les illusions du solutionnisme technique, notamment à partir de la prise en compte de ses effets rebonds4. Personne, un individu ou une communauté, ne devrait être en mesure de s’approprier exclusivement des pans de l’environnement. C’est pourquoi, si l’on continue à se focaliser sur l’antagonisme des classes (« riches contre pauvres ») ou de régions (« Suds » contre « Nords »), nous continuerons à construire un rapport au monde à partir de l’inversion des rapports de domination, en oubliant la dégradation du contexte écologique qui va considérablement redistribuer les cartes de la domination. 

Nous faisons tous face à des problématiques communes – à des situations d’irréversibilités écologiques qui imposent de nouvelles temporalités. Enfin, rien ne pourra être entrepris si nous continuons à raisonner à partir d’une approche anthropocentrique du monde (l’humain avant tout) et si nous n’associons pas les autres vivants (présents et à venir) aux décisions à prendre5

 

1 Laboratoire PRINTEMPS : Professions, Institutions, Temporalités (CNRS/UVSQ)

2 Villalba B., L’écologie politique en France, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2022.

3 Villalba B., Politiques de sobriété, Paris, Le Pommier, 2023.

4 L’effet rebond peut s’expliquer ainsi : lorsqu’une technologie réduit son impact écologique, son utilisation augmente et le bilan carbone est neutre. Ndlr

5 Villalba B., Au-dessus du gouffre. Extinction du vivant et responsabilité politique, Arles, Actes Sud, coll. Système Terre, 2024 (à paraître).